La tokenisation de la finance

La transformation digitale de l’économie touche tous les secteurs et impacte le quotidien de chacun. Parmi les premiers domaines touchés par cette révolution se trouve celui de la finance qui a toujours été à la pointe de la numérisation depuis l’invention de l’informatique. L’essor de nouvelles technologies a sans cesse redéfini les paradigmes traditionnels de financement, offrant des solutions novatrices pour mobiliser et faire circuler les capitaux pour finalement accélérer la croissance et financiariser toujours plus le monde.
Au cœur de ce changement se trouve aujourd’hui la tokenisation, une nouvelle infrastructure qui utilise la robustesse de la blockchain pour digitaliser et décomposer les actifs en jetons numériques échangeables en réduisant les intermédiaires donc les coûts, tout en augmentant la sécurité.

Après être passé du papier au numérique, il s’agit maintenant de réimaginer la chaîne de valeur des échanges d’actifs digitaux à la fois dans le domaine des professionnels (on parle de “BtB”) mais aussi de l’usage de l’épargne des particuliers (on parle de “retail” ou “BtC”).

La tokenisation n’est pas seulement une mode de “geek” mais un changement de paradigme qui permet de nouvelles façons de créer, d’échanger et de gérer de la valeur bien tangible du monde réel. On peut attendre de la tokenisation qu’elle ne soit pas seulement une technologie perturbatrice utilisée par un nombre limité de spécialistes (à l’heure où nous écrivons ce texte BTC représente 0,5 trillion de $ alors que Blackrock à lui seul gère 10 trillions de $ et la finance mondiale est évaluée à 400 trillions de $) mais un facilitateur puissant largement adopté qui ouvre la voie à des méthodes de financement plus transparentes, plus démocratiques et plus efficientes.

Pour les différents acteurs qui composent le monde de la finance, de l’épargne et de l’entrepreneuriat, comprendre cette transition est crucial. Elle n’affecte pas uniquement la manière dont les fonds sont levés, mais également comment ils sont gérés, sécurisés et réglementés. Cela va bien au-delà de la simple introduction d’une nouvelle technologie dans le financement; il s’agit d’une refonte complète de l’écosystème financier, englobant tout, des Security Token Offerings (STOs) aux cadres réglementaires en évolution, comme le projet MiCA de l’Union européenne…

Sommaire

Les bases technologiques de la tokenisation

La blockchain et la tokenisation sont bien plus que de simples buzzwords. Ces nouvelles technologies offrent non seulement des mécanismes plus sécurisés et transparents pour la réalisation de transactions mais aussi ouvrent la porte à une toute nouvelle gamme d’activités financières qui étaient auparavant impossibles.

Fonctionnement des technologies de tokenisation et de blockchain

La tokenisation

En termes simples, la tokenisation consiste à convertir des droits sur un actif (qu’il soit physique ou immatériel) en un jeton numérique sur une blockchain. Dans le cas de “security tokens”, un jeton peut être équivalent à détenir une part d’un bien immobilier, une action dans une entreprise, ou même une part d’une œuvre d’art. Les “utility tokens” peuvent octroyer des droits d’accès à un service ou une plateforme spécifique.

La France est en pointe dans ce domaine grâce à la loi PACTE de 2019 qui crée le “DEEP” pour dispositif électronique d’enregistrement partagé qui permet la tenue de registre des actions d’une entreprise au travers d’une base de données ou d’une blockchain. Ce texte peut sembler technique et anodin mais il dote le droit français d’un niveau de sécurité absolu car le token EST l’action là où dans la majorité des cas il n’est qu’un droit sur un actif du monde réel. En France le “on-chain” et le “off-chain” n’existent pas, il s’agit de la même chose.

La blockchain

Si la tokenisation est le processus de conversion ou d’attribution des droits, la blockchain en est le registre de mouvements. La blockchain est distribuée, ce qui signifie qu’elle est maintenue par plusieurs participants plutôt que par une seule entité centrale. Chaque ajout à ce registre est vérifié et validé par un consensus parmi ses participants. Cela crée une piste d’audit transparente et infalsifiable. Elle est tout à fait compatible avec les actifs du monde réel car elle permet de déterminer de manière certaine qui détient le token à tout moment même s’ils se trouvent sur des adresses (on parle aussi de “wallet” ou “porte-monnaie électronique”) anonymes.

Pour les actifs du monde réel le processus de tokenisation alimente la blockchain en lui fournissant des “objets” à suivre, tandis que la blockchain offre à la tokenisation une plate-forme mondiale, sécurisée et transparente pour le suivi et l’échange de ces objets.

Sécurité et transparence des transactions

Dans une blockchain, chaque transaction est enregistrée dans un bloc et liée aux transactions précédentes et suivantes. Modifier une transaction nécessiterait de recalculer toutes les transactions qui la suivent, une tâche pratiquement impossible à réaliser sans être détectée si le nombre de participants (on parle de “nœuds” ou de “mineurs”) est suffisant. Ce niveau de sécurité est particulièrement bénéfique pour des secteurs tels que les marchés financiers où la confiance et la sécurité sont cruciales.

La transparence est un autre pilier fondamental de ces technologies. Dans un environnement où la dissimulation d’information peut conduire à des manipulations de marché ou à des fraudes, la blockchain offre une transparence inégalée. Chaque transaction est visible pour tous les participants, ce qui signifie que les activités suspectes peuvent être rapidement identifiées et abordées.

L’émergence de nouvelles opportunités

Il est important de comprendre comment ces innovations font irruption dans les marchés financiers. La blockchain et la tokenisation offrent des opportunités de simplification et de modernisation qui étaient impensables il y a seulement quelques années. Examinons plus en détail l’impact de ces innovations sur les marchés financiers et immobiliers.

Comment la tokenisation impacte le marché immobilier et les échanges boursiers

Marché immobilier

Le marché immobilier, souvent considéré comme l’un des secteurs les plus illiquides, est en pleine transformation grâce à la tokenisation. Les jetons peuvent représenter une fraction d’une propriété immobilière, ce qui rend les investissements dans l’immobilier plus accessibles. Le processus de tokenisation peut réduire de manière significative les coûts et les délais de transaction. Il démocratise l’accès au marché immobilier en permettant à un plus grand nombre d’investisseurs, quelle que soit leur taille, de diversifier leurs portefeuilles sans avoir à acheter une propriété entière. L’immobilier tokenisé permet d’apporter de la liquidité à un marché qui ne l’est traditionnellement pas. Cela ouvre la porte à des formes d’investissement et de gestion de portefeuille auparavant impossibles ou impraticables.

En France, le marché immobilier semble s’être retourné en 2023. La montée des prix semblait sans limites depuis plus de dix ans. De nombreuses plateformes de financement participatif (on parle aussi de “crowdfunding) ont profité de la croissance et du dynamisme du marché pour rassembler de vastes communautés de professionnels et de particuliers dans des véhicules d’investissement traditionnels (obligations, SCI). Ce mécanisme n’est pas éloigné de la tokenisation d’actif sauf qu’il ne permet généralement pas de marché secondaire.

Échanges boursiers

Dans les échanges boursiers (qui concernent principalement les classes d’actifs actions et obligations), la tokenisation peut agir comme un catalyseur pour une plus grande liquidité et une meilleure transparence. Imaginez des actions de sociétés cotées en bourse “traditionnelle” représentées par des jetons sur une blockchain. Ces jetons d’actions pourraient être échangés 24/7 sur des plateformes décentralisées, sans l’interférence ou les frais des intermédiaires traditionnels. La chaîne de valeur en place se retrouve totalement perturbée entre les courtiers (on parle de broker/dealer), le règlement livraison (on parle de clearing ou de dépositaire central), le teneur de compte titre.

La blockchain comme fil conducteur de la transmission du titre a le potentiel de perturber les mécanismes de marché actuels en faveur d’une plus grande efficacité et d’une réduction des coûts. Le titre dont vous faites l’acquisition directement sur le marché avec votre argent arrive tout aussi directement sur votre adresse (sorte de compte titre). C’est le mécanisme même du marché décentralisé qui permet de garantir à la fois le paiement et la livraison de l’actif sans besoin des intermédiaires actuels …

Il est à noter ici que pour le moment les grands donneurs d’ordre institutionnels du marché semblent attendre l’arrivée des CBDC pour participer à ce mouvement.

Le cas particulier de la bourse de Tel Aviv

Un exemple réussi de digitalisation

Le parcours de la Bourse de Tel Aviv (TASE) sert d’exemple réussi en matière de tokenisation de la finance. En tant que l’un des premiers échanges à adopter la technologie de la blockchain pour améliorer la liquidité du marché et réduire les coûts, la TASE est une pionnière dans ce domaine. Les avantages immédiats ont été la réduction des coûts de transaction et un processus de règlement plus rapide, ce qui a conduit à une augmentation de la participation des investisseurs.

Ce qui distingue vraiment la TASE, c’est sa capacité à intégrer la technologie blockchain sans perturber les opérations commerciales courantes. Cela a montré qu’il est possible de faire évoluer les marchés financiers traditionnels vers des systèmes plus efficaces et plus transparents sans sacrifier la stabilité.

Au-delà de la réduction des coûts de transaction et de l’accélération du processus de règlement qui ont déjà été largement documentés, le développement du projet Eden au sein de la Bourse de Tel Aviv représente une évolution significative vers l’intégration de la blockchain avec des actifs plus traditionnels, comme les bons du gouvernement et même la monnaie fiduciaire elle-même puisque le shekel israélien a été tokenisé, ce qui suggère que le projet pourrait bien servir de précurseur à une Monnaie Numérique de Banque Centrale (CBDC) pour Israël.

L’intérêt des acteurs internationaux et une une tendance aux CBDC

Le lancement du projet a suscité un intérêt international manifeste, comme en témoigne la présence de banques locales et internationales telles que Barclays, BNP Paribas, Deutsche Bank et Goldman Sachs. Cela indique clairement que les institutions financières du monde entier sont attentives aux innovations dans le domaine de la blockchain.

La pertinence de cette initiative ne se limite pas aux frontières d’Israël. L’Europe poursuit également ses essais concernant les CBDC, et une récente étude de marché de la BCE a même validé la faisabilité d’un euro numérique. Aux États-Unis, la SEC est en train de revoir sa position vis-à-vis des entreprises de la crypto-monnaie, ce qui pourrait à son tour influencer l’évolution des CBDC dans ce pays.

Types de tokens : une classification nécessaire

La complexité du monde des tokens et des crypto-actifs peut souvent sembler intimidante. Pourtant, une bonne compréhension des différentes catégories de tokens et de leurs applications spécifiques peut révéler une myriade d’opportunités d’investissement et d’innovation.

Les différentes catégories de crypto-actifs

L’univers des crypto-actifs est composé de diverses catégories, chacune offrant des avantages et des inconvénients spécifiques, que ce soit en termes de potentiel de gains financiers, de niveau de risque ou de conformité réglementaire. Les principales catégories comprennent les “utility tokens”, les “security tokens” et les jetons de monnaie électronique (CBDC).

Les «utility tokens»

Les jetons utilitaires sont émis pour donner accès à une fonctionnalité spécifique au sein d’une plateforme ou d’une application. Par exemple, un token pourrait vous permettre d’utiliser un certain nombre de minutes de temps de calcul sur un service de cloud. Autre exemple, prenons le jeton Ether (ETH) utilisé dans le réseau Ethereum ; il sert à payer les frais de transaction et à exécuter des contrats intelligents. Ces tokens sont souvent vendus lors d’Initial Coin Offerings (ICOs) et ne confèrent généralement pas de droits d’actions ou de propriété dans une entreprise. Les actifs proposés en 2021 et 2022 par IBEx sont tous de ce type.

Les «security tokens»

Les “security tokens” (on parle de “jeton-valeur” ou “actif numérique”), quant à eux, sont la représentation sous forme de jeton électronique des instruments financiers traditionnels. Vous pourriez avoir le droit à une part des revenus générés par ces actifs, ou dans certains cas, à des droits de vote. Ils sont généralement soumis à une réglementation stricte, semblable à celle des titres financiers traditionnels. 

Les jetons de monnaie électronique

Les jetons de monnaie électronique représentent une valeur monétaire stockée sous forme électronique. Aussi appelés Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC ou CBDC en anglais), ce sont des tokens conçus pour être utilisés comme monnaie, mais qui sont régulés de manière plus stricte. Ils servent souvent de méthode de paiement alternative dans des écosystèmes spécifiques, mais contrairement aux crypto-monnaies pures, ils sont toujours adossés à une valeur fiduciaire. En Europe, par exemple, ces jetons sont soumis à la Directive sur les services de paiement 2 (DSP2) et d’autres lois applicables.

Différences entre les jetons de monnaies électroniques et les stablecoins

Bien que similaires en apparence, les jetons de monnaie électronique et les “stablecoins” présentent des nuances importantes en matière de réglementation et de fonctionnement.

Les jetons de monnaie électronique sont réglementés au même titre que les monnaies fiduciaires et sont souvent soumis à des audits réguliers pour assurer leur solvabilité. Ce sont des actifs entièrement réglementés, généralement émis par des institutions financières.

Les “stablecoins”, en revanche, peuvent ou non être adossés à des actifs tangibles ou des devises fiduciaires. Leur valeur est souvent maintenue stable par des algorithmes ou des contrats intelligents. Ils ne sont pas nécessairement soumis aux mêmes réglementations strictes que les jetons de monnaie électronique, bien que cela puisse changer à mesure que le paysage réglementaire évolue. Ils sont conçus pour minimiser la volatilité et sont considérés comme des jetons utilitaires de par la nature du service livré.

Le cadre réglementaire

La tokenisation de l’économie financière pose de nouveaux défis réglementaires. Alors que la tokenisation et les technologies blockchain peuvent offrir des avantages substantiels, elles peuvent également introduire des risques et des complexités qui ont attiré l’attention des régulateurs du monde entier depuis quelques années.

Les STO (Security Token Offerings) et leur régulation

Les Security Token Offerings (STO) sont des émissions de jetons numériques qui représentent (ou “sont” en France) un actif sous-jacent, comme un action ou une obligation. Contrairement aux ICO (Initial Coin Offerings), qui ont souvent souffert d’un manque de clarté réglementaire, les STO sont conçus pour être conformes aux lois sur les valeurs mobilières existantes.

Pour garantir la conformité réglementaire, les STO sont généralement soumises aux lois sur les valeurs mobilières du pays dans lequel elles sont émises. Aux États-Unis, par exemple, elles doivent respecter des règles strictes de la SEC (Securities and Exchange Commission). En Europe, elles sont régies par les directives MiFID II/MiFIR et ainsi que la réglementation sur les prospectus. Ces réglementations visent à garantir plus de transparence et à protéger les investisseurs et entreprises contre les risques potentiels associés aux actifs numérisés.

Le projet MiCA de l’UE: un effort de standardisation

Les acteurs européens de l’écosystème des jetons et de la blockchain ont maintenant un cadre réglementaire baptisé MiCA. Tout en constituant une avancée majeure, les nouveaux cadres réglementaires ne sont pas sans défauts mais constituent néanmoins une étape fondamentale vers la création d’un environnement réglementaire plus sûr et plus fiable pour la tokenisation de l’économie.

Le cadre général de MiCA

Le Règlement sur les marchés de crypto-actifs (MiCA) est une initiative de l’Union européenne visant à créer un ensemble unique de règles pour tous les membres de l’UE. Cette standardisation vise à offrir une plus grande sécurité juridique, favoriser l’innovation et assurer la protection des consommateurs. Son entrée en vigueur a eu lieu le 29 juin 2023.

Éléments marquants et limites

Parmi les aspects les plus notables, il y a la classification des crypto-actifs en différentes catégories, telles que les “e-money tokens” et les “utility tokens”. Cette classification est d’une importance capitale pour la détermination des réglementations applicables. Cependant, il reste des zones d’ombre, comme la réglementation des NFT (Non-fongible Tokens) qui n’est pas encore clairement définie dans le projet MiCA. En outre, une version initiale du texte prévoyait d’interdire le mécanisme consensus par preuve de travail (PoW), mais cela a été modifié pour une proposition législative alternative, soulignant les nuances complexes qui entrent en jeu.

La tokenisation comme outil de financement ou d’investissement

Le financement

Lorsqu’il s’agit de financement et d’investissement, la tokenisation offre une flexibilité et une accessibilité sans précédent. Alors que les méthodes traditionnelles de financement, telles que les IPOs (Initial Public Offerings), peuvent être coûteuses et bureaucratiques, la tokenisation permet aux entreprises de lever des capitaux de manière plus fluide. À l’aide de Security Token Offerings (STOs), les entreprises peuvent émettre des tokens qui représentent une part de propriété dans l’entreprise, tout en apportant des solutions à des problèmes anciens tels que l’illiquidité. De plus, la nature fractionnée des actifs tokenisés démocratise le financement, permettant à une gamme plus vaste d’investisseurs de participer avec des sommes plus petites, tout en bénéficiant d’une automatisation et d’une efficacité accrue grâce aux contrats intelligents (on parle aussi de “smart-contract”).

Cependant, il y a une mise en garde : l’émission d’un STO doit être abordée avec la même rigueur qu’une IPO traditionnelle. Cela signifie qu’il faut se conformer aux exigences réglementaires, procéder à des vérifications diligentes et offrir une transparence complète aux investisseurs potentiels.

L’investissement

Dans le secteur de l’investissement, la tokenisation ouvre des portes à des classes d’actifs auparavant inaccessibles au grand public, comme l’immobilier de luxe, les œuvres d’art ou encore les actions de société non cotées sur le marché. Cette diversification des opportunités d’investissement est rendue possible par la liquidité accrue et la gestion des risques que fournissent les tokens. En outre, la blockchain offre une transparence et une traçabilité inégalées, permettant aux investisseurs de vérifier l’authenticité des actifs et de s’assurer que leur investissement est conforme aux réglementations. La tokenisation, donc, ne transforme pas seulement la manière dont les fonds sont levés, mais aussi comment et dans quoi les individus peuvent investir.